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Il faut nous faire entendre !

«S’il te plaît… Je voudrais que ce soit toi.»
Mebrat se raidit.
«Je dois préparer la cérémonie…
— Tais-toi!
— S’il te plaît. La vieille Tsehaye passera sans doute dans la journée et je dois lui donner un nom. Je ne connais que toi ici. Tu es mon amie. Comme tu l’as dit toi-même, nous sommes presque sœurs. Tu ne peux pas me refuser cela… S’il te plaît, Mebrat. La jeune mère lui tendit sa fille. Je veux que ce soit toi. Je veux que tu sois sa «mère des yeux ».
Mebrat frémit. Encore une petite fille que l’on allait mutiler, qui allait souffrir, tellement souffrir. Et pourquoi?Au nom de quoi? Jamais, non jamais, elle ne s’habituerait à cette coutume tellement cruelle. Tout son corps, tout son cœur de femme, mais aussi de mère, se révoltait contre cette tradition d’un autre temps.
«Sennait, tu sais ce que je pense de cette coutume…
— Oui, je le sais. Mais qu’y pouvons-nous? Rien. Nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons rien contre la tradition.
— Bien sûr que nous avons le choix ! Tu n’as qu’à dire non!
— Je ne peux pas. Que penserait-on de moi? Et que dirait-on d’elle, plus tard? Non, tu le sais, Mebrat, je ne peux pas refuser. Et encore, elle a de la chance… Ce ne sera pas comme nous… C’est un bébé; nous, nous avions sept ans…
— De la chance? Les yeux de Mebrat lançaient maintenant des éclairs. Mais comment peux- tu dire cela? Nous sommes coupées, mutilées… De la chance? Je ne peux pas uriner sans serrer les dents ! De la chance? Tu ne souffres pas toi quand tu es seule avec ton mari? Non, Sennait, nous n’avons pas de chance! Et tu penses que ce
sera moins douloureux pour ta fille parce que c’est un bébé?
— Mais, tu l’as fait pour Genet…»
La voix de Mebrat n’était plus qu’un souffle.
«Oui, je l’ai fait. Et j’en suis malade! Et j’ai honte de moi, tous les jours, quand je fais sa toilette et que je l’entends geindre ou pleurer. Oui, je l’ai fait… et je me le reproche tous les jours. Ses sanglots sont autant de coups de poignard dans mo cœur de mère. Tu vois Sennait, je prie tous les jours pour que cette tradition cesse enfin.
— Mais si l’enfant que tu portes est une fille…

— Je prie aussi pour que ce soit un garçon, murmura-t-elle pour elle-même, la main sur le ventre.

— Mais si c’est une fille, reprit Sennait imperturbable, tu feras comme moi. Parce que nous ne pouvons pas faire autrement. C’est notre rôle de mère. C’est notre rôle de femme.
— Quand la tradition est mauvaise, alors il faut changer la tradition! criait maintenant Mebrat,
révoltée par tant de soumission.
— Chut… Je t’en supplie, ne crie pas ainsi. On va t’entendre.
— C’est bien de cela que je te parle : il faut nous faire entendre!»

Les Fleurs du lac, La Rémanence.

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