Lettre à Nina

Il y a quelques années, j’ai rencontré une dame extraordinaire. Une « sacrée bonne femme » comme j’aimais lui dire. Nina a connu les camps, Auschwitz et surtout Dachau. Je l’ai aidée à mettre des mots sur cette histoire, la sienne et celles de tant de victimes. Aujourd’hui, alors que se déroule la cérémonie de commémoration à Auschwitz, je pense à elle, notre Babouchka. Je vous propose ce petit texte, paru dans D’Encre et de pierre. Nina fait partie des femmes auxquelles j’ai voulu rendre hommage.
« Je n’aime pas l’expression « devoir de mémoire ». Le seul « devoir », c’est d’enseigner et de transmettre. »
Simone Veil
En ce jour de 1939, la petite fille, comme tous les jours, sort de sa jolie maison bleue aux fenêtres ornées de fleurs. D’un signe de tête, elle salue les siens ; son père, qu’elle admire tant et sa mère, douce et forte, déjà attelée aux tâches de la ferme. Impatiente et le cœur léger, elle part pour l’école. Aujourd’hui encore, elle va retrouver Monsieur Chvatov, son maître, qui lui apporte tant. Il lui a donné le goût d’apprendre. Apprendre pour savoir, pour comprendre… Apprendre pour accepter, pour refuser… Apprendre pour se battre. En chemin, elle repense à cette jolie métaphore que son cher maître aime à utiliser : « Le manteau ne réchauffe pas : il protège la chaleur de votre corps. » Tout était donc en elle. La force et l’amour ; l’espoir et la révolte… Elle aime cette idée.
Mais quand elle arrive à l’école, c’est le chaos… Monsieur Chvatov n’est plus là. Il ne viendra plus. Des uniformes l’ont emmené loin, là-bas, dans la neige, la tourmente, et le froid. Lui et les siens. Ils ne reviendront pas. Alors, tout se déchaîne… C’est le début de la folie, de la souffrance et de la peur. La nuit tombe sur l’enfance de la petite fille. Demain sera fait de larmes, d’adieux, de sang. Adieu l’isba jolie, adieu le Bug, adieu Papa, adieu Maman…
Monter dans ce train ; affronter la haine et le mépris. Ce voyage au rythme assourdissant, dans les plaintes et les hurlements. La petite fille se retrouve seule, dans cette fin du monde peuplée de silhouettes fantomatiques, comme elle, arrachées à la vie. Compagnons de misère, frères de l’horreur, sœurs de douleur… Résister, survivre, garder intacte cette étincelle d’espoir. Elle repense à Alexandre Chvatov, à ce qu’il lui a transmis. Elle retrouve le feu qui brûle en elle, elle l’entretient. Qu’il ne s’éteigne pas, jamais…
Aujourd’hui, la petite fille a 99 ans. Dans ses yeux, l’étincelle. Elle n’a jamais perdu son regard d’enfant. Elle a surmonté la haine et la douleur, le chagrin et la peur. Nina, mon amie, ne tremble plus. Nous serons vigilants ; et le Bug continuera de couler. Alexandre Chvatov a bien fait son travail. Tu es son porte-parole. Nous le serons aussi.
Merci.
D’encre et de pierre (extrait)
Et puis, je pense à Clara, mon arrière-grand-mère, disparue à Ravensbrück. Clara l’Anglaise, dont je suis tellement fière. Aujourd’hui, j’ai l’âge qu’elle avait lorsqu’elle a été déportée et assassinée. Depuis, je n’ai de cesse de lui rendre hommage, à elle et à ses compagnes et compagnons de misère. Parfois on me dit, certes gentiment, que, peut-être qu’il serait temps de « passer à autre chose ».
Et je pense à Ferrat :
« Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter… Je twisterais s’il fallait les twister Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez ».