À ma fille

      C’est après cinq heures de marche et à proximité du refuge que nous nous sommes aperçus que nous l’avions oubliée.

Et pourtant, elle n’était pas si loin.

                  Je me souviens très bien de ce jour-là. Nous étions en chemin depuis quelque temps déjà et l’arrivée se rapprochait de plus en plus. Nous n’étions pas pressés. Au contraire, nous avions décidé de prendre tout notre temps, de savourer chaque paysage, chaque parfum, chaque sourire, chaque visage rencontré. Nous les aimions tant ces voyages, ces chemins qui parfois ne nous menaient nulle part, véritables escapades vers l’inconnu.

                  Et puis, pourquoi toujours connaître la destination ?

                  Depuis quelque temps, une jeune fille nous accompagnait. Un peu baroque, un peu barrée aussi, je me souviens qu’elle avait les doigts roses, et des yeux de fée. La « princesse baroque », c’est ainsi que je l’avais surnommée, semblait ne pas connaître la peur, tant qu’elle était près de nous. Elle nous confiait sa main, sa jolie main aux doigts roses, que le soleil réchauffait. Sa lumière nous inondait. Avec elle, grâce à elle, le chemin semblait moins ardu ; les embûches, moins… douloureuses.

 La princesse baroque avait les pieds ailés, et elle nous entraînait.

                  Avec elle, point besoin de partir très loin. Point besoin de bagage non plus. Il suffisait de la regarder vivre, de l’écouter. Son rire nous transportait vers des terres connues d’elle seule. Là-bas, la joie était de rigueur. On était prié de se délester de ce qui nous entravait et d’entrer dans la farandole, sa farandole. Elle nous offrait des rivières, des cascades de rires et de chansons. Vivre à ses côtés, c’était vivre cent vies. Avec elle, j’ai connu les Derviches tourneurs d’Istanbul, les valses de Vienne ; sur les ailes d’un condor, j’ai découvert le pays inca. Point besoin de tour de Babel pour découvrir le Ciel. J’ai vu tout cela dans ses yeux d’azur.

Il faut me croire.

Oui, parce que les gens fêlés laissent passer la lumière, j’ai choisi de me noyer dans ses yeux. Peut-être me ferait-elle découvrir l’Atlantide ?

                  Ensemble, nous avons emprunté des chemins de traverse. Aucun angle, mais des arrondis, pour plus de douceur. Des volutes de lumière, de la couleur, et surtout du mouvement, à n’en plus finir, à nous étourdir… pour ne pas mourir. J’ai vu tout cela dans ses yeux kaléidoscope.

Mais je m’égare peut-être.

Oui, je m’égare, mais comme j’aime me perdre avec toi !

                  Ce jour-là donc, nous étions en montagne.

Nous marchions depuis quelques heures. Le refuge approchait. Tu commençais, nous commencions, à fatiguer et le pas ralentissait.

                  Comme souvent, tu étais derrière nous, occupée à regarder les fleurs, à guetter les marmottes et les chamois, à t’émerveiller devant ces papillons bleus qui se posaient sur ta main. Comme souvent, tu étais plongée dans un long soliloque. 

– Mais à qui parles-tu ?

Cette manie qu’elle avait de parler seule depuis toujours m’intriguait… m’énervait parfois

-Mais je parle à mon enfance, maman.

-Tu ne parles jamais à la tienne ? repris-tu. 

…                                                                      

                  Son regard bleu plongea dans le mien comme pour mieux le sonder. Son étonnement n’était pas feint. Un instant, je pensai à Peter Pan, le héros de mon enfance. Il était là, devant moi, les mains sur les hanches.

-Tu dois lui parler, pour qu’elle ne t’oublie pas. Insista-t-elle.

Elle m’observait, le regard sérieux, presque sévère.

Mon enfance…

                  Je priai un instant pour ne pas l’avoir perdue en route. La quinquagénaire que j’étais devenue était-elle restée fidèle à mes rêves ? J’avais besoin de le croire. J’ignorais si mon voyage serait encore long, le nombre d’escales qui s’offriraient encore à moi, mais quoiqu’il en fût, je voulais être digne de la petite fille qui avait tant compté sur moi.

                  Je me souviens de la soirée passée dans ce refuge. Nous avions allumé un feu dans la cheminée. Assise près de l’âtre, j’étais restée perdue dans mes pensées. Derrière moi, des enfants chantaient, leurs parents riaient, parlaient fort aussi.

                  La princesse baroque se détacha du groupe et s’approcha alors de moi. Doucement, elle prit mon visage entre ses mains. Dans un sourire amusé et grave à la fois, elle s’amusa des rides fines qui commençaient à étoiler mon regard, des quelques mèches blanches qui voletaient çà et là et enfin, avec infiniment de tendresse, et comme pour me rassurer, elle me murmura :

-Ne t’inquiète pas, maman, elle est là.

                  C’est alors que je compris qu’après toutes ces heures de marche, c’était elle mon refuge. Peut-être même que c’était elle qui me protégeait. De la peur, de la solitude et du froid. Elle était, et elle serait à tout jamais cette passerelle entre la femme que je suis et la petite fille que j’étais. Une fois encore, je pensai à Peter Pan et aux enfants perdus, aux enfants abandonnés, aux enfants oubliés.

                  Oui, ma fille m’avait emmenée, dans son monde imaginaire, un peu baroque, un peu barré.

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