Le fauteuil de Léontine
Voici, le fauteuil de Léontine, qui m’offre la « première place » au concours de nouvelles de Mennecy…
Je suis le fauteuil du fond du garage. Pour me trouver, ce n’est pas difficile. Je suis caché derrière l’armoire. Je ne peux pas me plaindre. Il fait bon, cela sent un peu la vieille cave. Ici, mon bois est protégé des rigueurs de l’hiver et on m’a habillé d’une housse de plastique, pour épargner mon velours. De la poussière danse dans les quelques rais de lumière qui traversent l’espace. C’est assez joli et cela me distrait un peu. Pourtant, oserais je le dire, je m’ennuie.
Les fesses de Léontine me manquent.
Je ne saurais dire depuis quand je suis ici. Enfermé, sans ma douce amie, je perds un peu la notion du temps. J’ai été le premier à débarquer là ; puis m’ont rejoint, la commode Louis XV, la vieille armoire normande, Rimbaud le buffet et enfin la vieille machine à coudre anglaise à pédale.
Léontine…
À l’époque, j’appartenais à une vieille bonne femme, aussi laide qu’acariâtre. J’ai encore dans mon coussin, la mémoire de ses fesses ; aussi pointues que son âme était étriquée. Des fesses comme ça ne pouvaient pas aimer. Avec le temps, Caroline et son manque de douceur avaient fini par faire fuir ceux qui auraient pu la chérir et l’entourer. Elle bénéficiait d’une aide à domicile, à raison de quelques heures par jour. Ces années furent assurément les plus belles de sa vie. On lui « livrait » de jeunes femmes en pâture qu’elle pouvait tyranniser à l’envi. Les pauvres ne restaient d’ailleurs jamais longtemps. C’est ainsi que Léontine entra dans ma vie. Ce fut merveilleux. Je me souviens. Ce jour-là, il faisait beau. Le soleil s’acharnait à traverser les lourds rideaux opaques que la vieille harpie n’ouvrait jamais. Il ne fallait surtout ne pas le laisser entrer ; encore moins la joie de vivre ! Caroline détestait le bonheur et tout ce qui pouvait lui ressembler.
Quand celle qui n’allait pas tarder à devenir la femme de ma vie pénétra dans pièce, le soleil, disais-je, facétieux, choisit de s’amuser avec la transparence de sa jupe. Ce qu’il laissa apparaitre me plongea dans une réelle félicité. Des jambes fuselées, des cuisses musclées… — Tourne-toi jolie demoiselle, laisse-moi découvrir ce que je n’ose imaginer. – me surpris-je à penser. Pour mon plus grand bonheur, la demoiselle dut entendre ma prière et me présenta son dos. Le tableau qu’elle m’offrit alors était si charmant que je crus suffoquer. Moi qui n’avais connu que la raideur d’un coccyx pointu, ce que je vis me bouleversa. Mon velours s’empourpra. Je n’avais plus qu’un désir : l’accueillir, lui offrir mon siège afin qu’elle y posât le sien. Elle était magnifique, tout en courbes et en fraîcheur ; en sourire et en rondeurs. Léontine chez Caroline, c’était Botticelli qui s’invitait chez Giacometti. Mais je m’égare. — Calme-toi le fauteuil, tu n’as plus vingt ans — essayé-je de me raisonner.
Non loin de moi, Rimbaud fait la tronche. Rimbaud c’est le buffet.
C’est un large buffet sculpté, le chêne sombre*
Très vieux…
Il faut reconnaître qu’il a de la gueule. En enfilade, tout en sobriété travaillée, quatre tiroirs, quatre portes. Quelques arcatures, une discrète marquèterie. Efficace. Le problème de Rimbaud, c’est qu’il a la grosse tête. Combien de fois l’ai-je entendu raconter que c’était de lui que le poète s’était inspiré pour écrire son sonnet. Tu parles ! Je me souviens de l’époque où il clamait son poème à la franc-comtoise du salon. Malheureusement pour lui, la belle pendule ne s’en laissa pas conter. Elle s’en… balançait. N’empêche ! Rimbaud ou pas, il a fini par me rejoindre. Le « chêne sombre » et ses arcatures ont terminé sous une housse ! Allez ! Ferme donc ton tiroir le buffet, ça va te faire du bien aux chevilles ce séjour aux oubliettes ! Elles commençaient à enfler !
Un sonnet… Rien que ça…
Moi, je préfère les fesses de Léontine. Ça c’est de la poésie ! Du grand art !
Laissez-moi vous raconter notre première fois. Ce jour-là, la sèche Caroline avait décidé de faire une sieste. Bien sûr, elle aurait pu libérer Léontine. Bien sûr. Mais cela aurait supposé qu’elle fût généreuse. Léontine resta, mais, pour une fois, je dois bien avouer que la pingrerie de la vieille chouette m’arrangeait. Enfin nous allions nous retrouver seuls. Pour mon plus grand bonheur, quand le ronflement de tracteur de madame se fit entendre, ma douce Léontine s’approcha de moi. Sa jolie main aux doigts nacrés se posa sur mon bras de velours. Elle promena son index sur mon bras, puis sur mon dossier. De la main, elle apprécia mon assise. Mes volutes en avaient le vertige. Alors, avec beaucoup d’application et de délicatesse, Léontine me confia l’objet de mes fantasmes : elle s’assit. Quelle extase ! — Si seulement, j’avais des mains — n’avais-je pu m’empêcher de penser. Pour la première fois de ma vie, j’eus la conscience affutée de mon statut de meuble ; et j’en aurais pleuré.
La belle prit l’habitude de me rejoindre dès qu’elle le pouvait. Ces moments enchanteurs ponctuaient ma vie et je priais pour que l’oiseau ne s’enfuie pas du nid. Cela dura jusqu’à la mort de Caroline, une nuit de février. Un notaire fut missionné pour régler la succession de madame. On lui retrouva un petit-neveu qu’elle n’avait pas connu. Ce dernier eut la bonne surprise de toucher un joli pactole. La tante grippe-sou se montrait généreuse pour la première fois ! Mais l’héritier vivait en Australie. Il n’allait donc pouvoir embarquer tous ces meubles. L’homme, aussi généreux que son arrière-grand-tante avait été fesse-mathieu, proposa à la jeune Léontine, qu’il trouvait charmante, de choisir quelque chose, ce qu’elle voulait, en souvenir. Je vous laisse imaginer ma joie lorsque ma belle me désigna.
Débuta pour moi l’enchantement. Nous vivions tous les deux dans son petit studio. Oh bien sûr, je dus apprendre à la partager, parfois. Mais cela ne me dérangeait pas. Léontine aimait la vie, elle aimait l’amour aussi. Il y eut Victor, Pierre, François… Sapho s’invita dans la danse. Je rencontrai Marie, et enfin, la belle Aïcha, une artiste peintre. Léontine fut sa muse. Je devins le lieu de pose favori. Je l’accueillais nue, dans mes bras, des heures durant. Peau veloutée sur coussin de velours, nos corps à corps n’étaient que caresses et douceur.
Mais la porte du hangar s’ouvre. Léontine ? C’est toi ? Mais non. Mon bois en craque de déception. C’est la comtoise qui nous rejoint à son tour. Au grand dam de Rimbaud, c’est près de moi qu’on l’installe. La pauvre semble perdue ; son tic-tac s’accélère. Une horloge tachycarde, voilà ce qu’elle est devenue. Elle tente une ou deux sonneries, comme pour appeler au secours, mais rien n’y fait. Tout doucement, je la devine qui s’essouffle. La tachycardie se fait bradycardie, aurait dit Diafoirus**. Puis plus rien. Rien ne battra jamais plus dans son coffre de bois.
Depuis quelque temps, Léontine entretenait une relation épistolaire assidue avec un jeune homme. J’adorais ces moments où elle se lovait contre moi. À elle les lettres, à moi le séant : je n’étais pas perdant, loin de là ! Elle les lisait à haute voix, les joues brûlantes. Un jour, on frappa à notre porte. Je le reconnus immédiatement. C’était l’Australien, l’heureux épistolier. J’avais bien remarqué lors de leur rencontre qu’il n’avait pas été insensible aux charmes de la belle. Il s’appelait Paul. Un beau garçon, solaire, rieur et tendre. C’est sur mon velours qu’ils s’aimèrent pour la première fois.
Très vite, ils décidèrent de déménager, se trouvant « un peu à l’étroit ». Je les suivis. On ne m’avait pas encore installé que je détestais déjà ce nouvel endroit. Oh bien sûr, l’environnement était magnifique. De l’espace, de la lumière, une terrasse immense, une cheminée. Mais terminée notre intimité, Léontine pouvait passer des jours sans même me frôler. Ils firent l’acquisition d’un canapé, aussi immense que froid. C’est à lui que Léontine confiait désormais ce qu’elle m’avait offert tous les jours. Les amoureux s’installaient là, enlacés, me laissant seul et désemparé. Quant à moi, j’étais devenu le fauteuil de Gavroche, le chat de gouttière, nouvellement arrivé. C’est aussi à cette époque que je fis la connaissance de Rimbaud, puis de la Comtoise que je vous ai déjà présentés.
Un jour, Paul arriva, une lettre à la main, les yeux brillants. Il prit ma désormais lointaine Léontine dans ses bras, l’invita dans une valse folle. Monsieur venait d’obtenir le poste qu’il briguait depuis longtemps.
_ Chérie ! C’est merveilleux ! Depuis le temps que je rêve de t’emmener à Sydney !
À Sydney… Je refusais d’y croire. J’aurais dû me méfier de ce garçon à la gueule d’ange. Léontine, quant à elle, était radieuse. C’était insupportable ! Et moi ? Avais-je envie de gueuler. Qui t’a portée toutes ces années ? Rappelle-toi quand Mozart te berçait dans mes bras. Rappel- le-toi les livres ; les séances de pose avec Aïcha. Es-tu prête à tout abandonner pour deux kangourous, trois koalas ? J’essayais de capter son âme. Mais l’ingrate était déjà loin. Ses yeux étaient remplis de ces paysages qu’elle voyait déjà. Enfin, comme un malheur n’arrive jamais seul, à son tour elle prit la parole :
_ C’est un beau pays pour devenir papa…
Je ne raconterai pas ce qui suivit si ce n’est que mon chagrin était inversement proportionnel à l’état d’hébétude dans lequel cette annonce plongea Paul, mon désormais rival. Mon ennemi. Ils partirent très vite, le temps de se débarrasser de nous, les meubles et du chat aussi. Mon infidèle ne me fit même pas l’aumône d’un regard. Pour la dernière fois, je contemplais ce postérieur que j’avais tant aimé. Déjà, il s’empâtait, ce qui, je l’avoue, ne fut pas pour me déplaire. Après tout, ce n’est plus moi qui en profiterai.
Quelques jours plus tard, on est venu me chercher et je me suis retrouvé dans cet endroit sombre avec mes compagnons de cellule.
***
La porte s’ouvre.
_ C’est le fauteuil en velours, derrière l’armoire.
Dehors, il pleut. Je commence à m’inquiéter. Je ne sais pas où je vais, et j’y vais seul. La lourde porte se referme sur mes codétenus. On m’inspecte sous toutes les coutures. Un coup de chiffon sur mon bois, on dépoussière mon velours.
_ Il est comme neuf ! il devrait partir très vite.
« Emmaüs ». C’est le nom de l’endroit où on m’emporte. Aujourd’hui, c’est « portes ouvertes ». On attend du monde. En effet, je suis installé depuis deux heures à peine quand :
_ Oh regarde maman, le fauteuil rose, il est trop beau ! Je le garderai toute ma vie !
S’il te plait…
Elle a à peine dix ans, des yeux immenses. La maman aussi est jolie. À peine a -t-elle le temps de tourner la tête que la petite est déjà confortablement installée.
Et c’est ainsi qu’aujourd’hui, par un après-midi de juin, j’entre dans la vie de la petite Fanny.
*Le buffet, Arthur Rimbaud
** Le Malade imaginaire, Molière