Joséphine

Une petite nouvelle, comme ça, en passant.

À Alain Bashung.

La longue main gantée de Joséphine tremblait un peu tandis qu’elle introduisait la clé dans la serrure. Inconsciemment, elle souffla sur la mèche de cheveux imaginaire qui barrait son front. Ce tic qu’elle trimballait depuis sa plus tendre enfance trahissait son émotion : son premier appartement ! Ce n’était pas rien tout de même et elle rêvait de cet instant depuis longtemps, si longtemps. Enfin, elle allait pouvoir se prendre en charge ! Dormir quand elle en avait envie, manger ce qu’elle voulait manger et quand elle avait faim ; sortir, s’habiller comme elle le voulait, rencontrer qui elle voulait, partir loin ou bien rester… Et surtout, surtout, ne plus dépendre de personne, ne plus avoir de compte à rendre. Vivre, enfin !

Oui, enfin, vivre !

Oh, bien sûr, il n’était pas bien grand cet appartement, tout juste un petit studio aménagé : son… palais. Une entrée, quelques placards « bien pratiques », une kitchenette aménagée, un coin bureau, un « espace chambre » dans une alcôve, une salle de bains avec un lavabo et même, comble du luxe, une baignoire sabot. Son nouveau chez elle, comme elle aimait l’appeler, était idéalement situé en plein centre-ville et jouissait même d’une petite cour privative. Au calme, et en plein cœur de la vie. Le tramway tout près, les bus pas loin… cela serait pratique en attendant de passer le permis, prochaine étape vers l’indépendance.

Pourtant le départ de chez elle n’avait pas été si simple.

— Tu es sûre d’être prête ?

— Nous ne serons plus là pour t’aider !

— Il ne faudra plus compter sur nous…C’est n’importe quoi ! Tu as ta chambre ici. Je viens de la réaménager pour toi…

On ne l’avait pas vraiment encouragée, bien au contraire ! Alors, Joséphine avait pris la décision de changer de ville.

Quitte à partir…

Sans hésiter, elle avait opté pour la ville de Caen, découverte lors d’une sortie scolaire. Le coup de foudre avait été immédiat. Et puis à Caen, il y avait Pierre, et, bien sûr, ce détail n’avait échappé à personne.

_ Et alors ! Tu crois qu’il t’a attendue ?!

_ Il doit y en avoir beaucoup des Joséphine, à Caen !

Mais Joséphine avait choisi de ne pas les entendre et encore moins de les écouter, s’était contentée de poser sur eux ses grands yeux noisette ; des yeux qui déjà ne les regardaient plus.

Pierre était en Lettres, à l’Université de Caen. L’université et son Phénix. Leur histoire d’un été renaîtrait-elle ?

Voilà.

Aujourd’hui, elle était là, et la vie s’offrait à elle. Elle avait envie de tout ! Cette liberté nouvelle et tant convoitée l’étourdissait un peu. Par où commencer ? Lorsqu’elle était venue visiter son appartement, elle avait repéré un salon de coiffure, juste à côté de la pharmacie qui faisait l’angle de la rue. Elle décida de s’y rendre sur-le-champ.

Le moment était venu d’amorcer la métamorphose.

Avant tout, se débarrasser de cette tresse encombrante qu’elle ne supportait plus depuis si longtemps ! Et puis ras-le-bol aussi de ces cheveux blonds. Elle avait le sentiment, certes un peu puéril, que les couper, c’était dire faire la nique au monde entier. Et cela lui faisait du bien. Ainsi c’est donc une brune aux cheveux en brosse qui sortit de chez le coiffeur deux heures plus tard. Une jolie brune avec une mèche, bien réelle cette fois, rouge vif qui lui barrait le front. Dans la rue, elle guettait le regard et l’approbation des miroirs. Un instant, elle fut même tentée de céder à la mode du « selfie » (elle s’était bien sûr acheté un téléphone portable) pour l’envoyer aux siens. Comme une bravade. Mais elle avait mieux à faire…

Elle devait absolument revoir sa garde-robe ! Elle n’en pouvait plus de ces vêtements qui la déguisaient plus qu’ils ne l’habillaient et qu’elle jugeait complètement ringards. Depuis le temps qu’elle rêvait de s’offrir une tenue en cuir noir ! Oui, ce serait le premier cadeau qu’elle se ferait.

  • Mais enfin, ce n’est pas de ton âge !

Voilà ce que l’on n’aurait pas manqué de lui dire, mais Joséphine s’était promis que jamais plus elle n’accepterait qu’on lui fît cette remarque. Cela faisait longtemps qu’elle rongeait son frein. Mais le moment était venu.

Si seulement elle osait…

Un perfecto pour finaliser l’ensemble. Justement, ses pas la conduisirent devant un magasin spécialisé. Elle vit là un signe du destin et entra. Quand en sortant de la cabine d’essayage, elle se regarda dans le miroir, toute de cuir vêtue, elle eut le sentiment de se découvrir, ou plutôt non, de se reconnaître. Près de la caisse, quelques tubes de rouge à lèvres étaient en vente. Elle en choisit un, rouge carmin, et dessina le contour de ses lèvres avec application. Une tigresse. Était-ce bien elle ? Cette Joséphine si effacée dont tout le monde, oh certes gentiment, se moquait ? Elle décida de garder sa tenue et quand elle sortit du magasin, elle marchait déjà plus droite, souriait même avec une certaine arrogance, les seins haut perchés, le dos cambré.

Quinze jours de ce régime et Joséphine était devenue méconnaissable. Elle avait singulièrement gagné en assurance aussi. L’indépendance lui allait bien. Qui aurait pu reconnaître en elle la blonde un peu fadasse, grassouillette et toujours mal fagotée qui trainait sa tresse partout comme on traine un fardeau, qui marchait dans la rue les yeux baissés, comme si, petit caméléon, elle avait voulu se fondre au décor gris des vieux murs de sa ville, et qui tremblait dès que l’on haussait le ton devant elle, comme c’était souvent le cas à la maison.

Non, cette Joséphine-là n’existait plus.

Joséphine avait osé.

Un soir enfin, elle se décida à appeler Pierre. Cinq mois qu’elle était arrivée en Normandie et elle ne l’avait toujours pas contacté. Elle attendait d’être prête. Elle voulait le surprendre. Et plus peut-être.

Pour se donner du courage, Joséphine se servit un mojito. Elle ne put s’empêcher de tressaillir quand il décrocha. La voix de Pierre ! Joséphine à Caen ! Oui, il serait ravi de passer une soirée avec elle. Et oui, il était célibataire. Libre comme l’air, avait-il même cru bon de préciser, ce qui n’avait pas manqué de faire rougir la jolie Joséphine. Ils avaient fini par convenir d’un rendez-vous, le lendemain. Pierre invitait. Un petit restaurant en bord de mer ; ils pourraient ainsi se promener sur la plage. Il faisait si doux depuis quelque temps, un véritable été indien avant la rigueur et la tristesse de l’hiver. Joséphine n’aimait pas l’hiver, synonyme de vieillesse et de mort. Elle préférait le printemps, les fleurs et les oiseaux. L’herbe tendre que fait frissonner la brise, si douce sur la peau.

Le lendemain elle choisit sa tenue avec minutie, savourant déjà l’effet de surprise qu’elle provoquerait. Elle opta évidemment pour sa tenue cuir si « sexy ». Son regard noisette mis en valeur par un trait de khôl, de jolis pendentifs pour mettre en valeur son long cou gracieux, aucune bague, mais un joli bracelet de turquoise. Elle avait choisi de laisser son cou nu pour accentuer un peu plus le vertige de son décolleté.

Elle arriva bien avant lui. Elle s’installa donc à sa table et pendant quelques instants s’amusa à observer les gens autour d’elle. Fidèle à son habitude, elle tentait de deviner leur histoire. La porte s’ouvrit, un homme très âgé, mais encore très élégant entra dans la salle. Longue chevelure blanche, peau hâlée par les embruns, et un regard bleu perçant qui bientôt se posa sur elle.

Pierre…

Mais comment était-ce possible ? Comment avait-elle pu se fourvoyer ainsi ? Elle se leva discrètement pour sortir, avant que son ami ait pu la reconnaître.

En faisant table rase de ces quarante années passées auprès de son mari Rémi, décédé l’année précédente, en refusant de toute son âme cet hiver qui approchait, Joséphine avait oublié ses soixante-quinze printemps, et bien sûr ceux de Pierre.

2015

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